À LA POURSUITE DE DEMAIN : DIX ANS DE TRANSMÉDIA

 

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Pour ce voyage, je vous invite à remonter en 1990 à l’époque des premiers sites Web et de la première vague de pionniers qui prennent possession des moyens de création audiovisuels jusque là réservés aux professionnels. C’est l’irruption de l’amateur dans la cour des cinéastes, photographes, dessinateurs et auteurs de ce monde. Une deuxième vague arrive au début des années 2000 avec l’éclatement des plateformes, la production massive de contenu, l’amélioration des technologies et de la qualité. La haute vitesse ouvre la voix à la vidéo, à l’image haute définition, mais aussi à une réelle interactivité, un lien bidirectionnel avec l’utilisateur désormais extirpé de sa solitude. Nous quittons alors le Web 1.0 qui reliait les pages Web pour rentrer dans le fameux Web 2.0 qui va maintenant relier les gens entre eux grâce à l’émergence d’une nouvelle industrie des technologies de l’information (Twitter, Facebook, Napster etc) créée entre 2002 et 2006 par des post-adolescents. Depuis 2006, une troisième vague. Ce qui était propre au milieu geek envahit la sphère grand public et modifie toutes nos relations au contenu de divertissement. 2010 est souvent vue comme une marque dans l’histoire, le point tournant qui ne permettra aucun retour en arrière. L’interactivité s’impose non plus comme une mode, mais comme un incontournable. Nous ne pouvons plus faire de la télévision ou du cinéma comme avant, car notre relation à l’écran et à l’expérience en salle a changé. Je peux voir un film sur un téléphone et téléphoner à partir de mon ordinateur. L’objet est déconnecté de son usage. Le spectateur s’est réapproprié le droit, le lieu, le moyen et le moment de voir une œuvre. Le Web 2.0 ouvre une autoroute de nouveautés et affirme un désir de faire partie intégrante de l’histoire.

L’histoire sans fin

Cette réalité en mouvement a fortement insphqdefaultiré les penseurs de la technologie, en particulier Henry Jenkins qui, dès 2002, définit un concept révolutionnaire : la nouvelle convergence des usages, des technologies et des contenus. Le transmédia est lancé. Selon Jenkins,  « une histoire transmédia se développe sur plusieurs supports média, chaque scénario apportant une contribution distincte et précieuse à l’ensemble du récit ». Il ajoute que « cette nouvelle forme de narration permet de passer d’une consommation individuelle et passive à un divertissement collectif et actif ». Il met ainsi en lumière une notion primordiale qui différencie le transmédia de la création traditionnelle : le « world making », soit l’obligation pour le scénariste de créer un monde étendu, quasi permanent, favorisant le rassemblement d’une communauté de fans. Dans ce monde, de multiples histoires peuvent se développer, se croiser ou non.  Ces histoires n’ont pas les même caractéristiques ni la même longueur, suivant la plateforme sur laquelle elles se déploient. L’auteur transmédia se doit donc de créer une sorte de parcours fléché intuitif au sein d’un monde captivant, disponible sur différentes plateformes de diffusion (le Web, l’écran, le papier, etc) qui proposent toutes des contenus inédits. Si le contenu demeure le même partout, il s’agirait simplement d’un projet multiplateforme et non d’une œuvre transmédia. Cette nuance est très importante. En effet, le transmédia doit induire une relation et une complémentarité entre les plateformes. Elles doivent s’enrichir les unes les autres et non pas être des produits dérivés d’une œuvre centrale.   

Les yeux grands fermés

Les cinéastes de films de genre (horreur, fantaisie, science-fiction)  ont été les premiers à se lancer dans le transmédia. Attirance probablement facilitée par l’idée même de la construction de mondes. À cet égard, des univers comme Matrix ou The Blair Witch Project sont des créations transmédia exemplaires. Ainsi, en amont du film Matrix, les frères Wachowski ont créé un univers épique qui se répond et se reflète dans l’ensemble des composantes de la franchise. Nous ne parlons plus d’une œuvre unique mais bien d’une franchise, qui rassemble plusieurs œuvres. Le monde de Matrix se décline en une trilogie de long métrages (de 1999 à 2004), une série de 9 court métrages d’animation (2003), 2 jeux vidéos (2003 et 2005), un jeu de type MMORPG (2005), un roman graphique (2005), une série de BD, un coffret DVD complet avec de multiples extensions. Des milliers de joueurs simultanés à travers le monde, des millions de spectateurs. Jusqu’à ce jour, Matrix demeure un grand modèle de fiction transmédia, car les frères Wachowski ont su être les garants de la cohérence de cet univers auprès de tous les artistes qui ont travaillés avec eux. De plus, ils ont tendu des ponts entre chacune des œuvres réalisées en juxtaposant les histoires, évitant ainsi d’en faire de simples produits dérivés. Ils ont créé un monde riche, accessible par de multiples portes d’entrée, qui génère et fait le bonheur d’une grande quantité de fans.

Dans la création transmédia, les artistes ne peuvent plus se contenter de parler au public. Ils doivent également l’écouter, ce qui est une différence marquée par rapport à la création traditionnelle et, finalement, une sorte de talon d’Achille. Le transmédia semble en effet cousu pour les grands  projets commerciaux, capables de rassembler une masse critique de fans qui pourront créer le fameux buzz suceptible d’attirer le public en salle. Or, aucune œuvre n’a su remplir de telles promesses. L’engouement du grand public ne s’est jamais réellement manifesté. La complexité de la création transmédia a nui à l’entreprise. Qui connaît par exemple tous les éléments d’une œuvre transmédia? Personne. Même dans le cas de Matrix, le contenu produit par les fans n’est pas comptabilisé. Et peu ont tout lu, tout vu, tout joué. À quoi bon finalement?

Le transmédia impose une forme dynamique d’écriture qui doit prendre en compte un espace physique et un espace temps différents du storytelling habituel. On parlera souvent d’une écriture à 360 degrés, parce que l’auteur devra se préoccuper de créer un vrai monde ouvert. Malheureusement, pour obtenir un buzz, on a fait plus du multiplateforme que du véritable transmédia, ce dernier étant la plupart du temps un outil marketing, comme le démontre le cas de Prometheus. En outre, la création d’univers aussi larges et complexes que Matrix ou Prometheus a nécessité d’imposantes ressources qui impliquent nécessairement des coûts prohibitifs. Créer un univers transmédia coûte cher et s’appuie sur une vision à long terme. Ce qui l’exclut finalement de la tendance prise par les désirs du public : immersion totale, réalité et fiction, effet spectaculaire, puissance de l’évocation, attention réduite, volonté d’être dans l’image.

Retour vers le futur

virtual_reality_s011Les règles des nouvelles écritures évoluent en même temps que les technologies et les habitudes du public. Si le transmédia a été imposé par la vague du 2.0, il est possible de penser que le transmédia sera dépassé en même temps que le 2.0. Dans une récente intervention au festival South By South West, Robert Kirkman le créateur de The Walking Dead (une énorme réussite transmédia), a affirmé qu’il n’ose même plus utiliser le mot transmédia, car ce dernier est désormais associé à une stratégie de nature commerciale trop évidente. Le transmédia est devenu l’ADN de nouveaux créateurs, auteurs et réalisateurs qui sont davantage préoccupés à conserver le contrôle financier et créatif de leurs univers qu’à les développer. En fait, l’histoire du  transmédia actuel ressemble à celle du CDRom. Tous deux sont en quelque sorte des rendez-vous manqués. Les créateurs sont très rapidement passés à l’étape suivante, sans ressentir le besoin d’explorer plus en profondeur ces outils qui coûtaient trop cher.

Le CDRom annonçait le Web. On est donc passé au Web tout de suite. Derrière la complexité de ses incarnations, le transmédia promettait en fin de compte une immersion totale au sein de ses univers. Coupant l’élan du transmédia, la réalité virtuelle et la réalité augmentée sont certainement les nouvelles formes d’écritures bidirectionnelles qui vont pousser encore plus loin les capacités créatrices et immersives des auteurs et réalisateurs du monde de divertissement. L’écriture 360 degrés est devenue une écriture « physique » traduite dans un casque d’immersion qui va donner tous ses sens, sans mauvais jeu de mots, à l’expérience du contenu. Le transmédia s’est fondu dans la nouvelle dimension qui s’ouvre devant nous. Le festival Sundance l’a compris. Après avoir été le premier évènement d’envergure à accueillir les projets transmédia il y a 15 ans, il vient d’annoncer la mise en place de « Nouvelles frontières », un programme de résidence de 6 mois pour les créateurs d’œuvres en réalité virtuelle.  Mon hologramme vous donne rendez-vous dans 10 ans.

Article paru dans la revue 24 images – décembre 2015.

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